C'était l'après midi. Sir Galahad, chevalier de Cobernic, était tranquillement installé à la table de son appartement, dégustant une viande chassée il y a peu accompagnée de quelques légumes et deux trois pommes de terres, un plat consistant mais nécessaire pour un chevalier. Son écuyer lui avait apporté une assiette et des couverts avant de revenir avec le plat. Galahad observa cette fameuse assiette faite de terre cuite. Et dire que dans certains royaumes ils utilisaient de simple tranches de pain sec, ce qui en soit était beaucoup moins pratique lorsqu'on aime saucer suffisamment ses plats. Facile à transporter, pouvant parfois servir de gamelle pour les longs voyage, cet objet à la base insignifiant avait pourtant une importance capitale ! A Cobernic, les assiettes, du moins celles de la famille royale, étaient faites de métal, ce qui les rendait résistantes à toute chute. Elles étaient dans la famille depuis plusieurs générations, tel un héritage. On y avait fait graver quelques motifs, ceux du royaume.

Sir Galahad terminait donc de manger lorsqu'on vint frapper à sa porte. Passa alors un frère qui lui demanda, au nom de l’évêque, de surveiller une dame sous sa tutelle. A croire que la réputation du jeune homme s'était propagée au sein de l'Eglise.
Galahad, ayant un grand sens des valeurs, accepta (bien qu'il s'agissait la plus d'un ordre que d'une demande). Il s'habilla alors en conséquent, mettant sa cotte de maille sous son uniforme, épée à la ceinture et dague cachée dans sa botte. En règle général, cet attirail suffisait à dissuader les personnes mal intentionnées. Il n'était pas courant qu'il faille recourir aux armes.

Le jeune homme arriva alors dans la cour principale du palais. Peu de temps après arriva la dame, accompagnée d'une petite escorte de servantes, chose courante dans la noblesse. Galahad les salua courtoisement avant de sortir de la petite enceinte du château pour rejoindre celle de la place du marché. Il y avait du monde, pas mal de monde, mais ils laissaient la noblesse passer surtout par crainte de se faire châtier s'ils bousculaient les dames.

Eve baissa le regard, soudain tétanisée. Une fille, habillée grossièrement, éclata d’un rire franc et un long silence suivit. Beaucoup de principautés s’étaient donné rendez-vous au royaume de Camelot. Le roi accueillait vraisemblablement tous les voyageurs égarés, les mendiants en errance et les pèlerins épuisés. A table, le tuteur des princesses d’un territoire au nom imprononçable ne disait rien mais son grand regard bleu avait accidentellement croisé celui d’Eve. Son sang s’était alors affolé dans ses joues et plus encore que la culpabilité d’avoir ressenti de l’attirance pour un jeune homme sans doute marié, la honte d’en avoir rougi comme une vulgaire fille de taverne. Son nom, son nom. Diantre, son nom, Eve l’avait oublié. Ça n’avait aucune consonance qu’elle connaissait. Ni celtes, ni hébreux. Pas non plus anglais ou breton. La mémoire lui reviendrait, elle se contenta de fixer son repas.

Il s’était installé au château et Eve l’avait croisé à plusieurs reprises dans les couloirs ou les jardins. Sa voix pouvait parfois lui parvenir depuis ses appartements pendant qu’il faisait réciter à ses jeunes protégées. Et Eve se plantait devant la fenêtre pour admirer la majesté de l’animal. Tout son être avait quelque chose d’envoutant. De mystérieux, de presque magique. Puis la jeune fille tournait la tête vers le ciel et se demandait si c’était cela, l’action perfide du Mal ou si Dieu avait réellement insufflé telle beauté à un homme de si petite noblesse. Qu’importait, Eve avait fauté et devait se repentir. Cet après-midi, on lui avait autorisé la sortie. De prêtre l’attendrait à la cathédrale et s’était occupé de lui trouver une escorte. Cette fois, lui avait écrit le prêtre, le chevalier de Corbenic l’accompagnerait. Elle ne connaissait ni le nom ni son visage. Tout juste s’intéressait-elle à son grade. Elle s’enveloppa de son grand voile noir et fit appeler une suite. Se retrouver seul à seule avec l’étranger lui paraissait alors soudain inconvenant. Elle rougit d’une pensée pareille et descendit les marches de la forteresse.

Des couleurs qu’elle ne connaissait pas volaient devant elle. Un blason brodé avec application et soin sur une immense cape. Eve n’avait jamais rencontré personne venant de Corbenic. Ne savait-elle-même pas où se trouvait cette région. Au sud ? Au nord ? De l’autre côté de la mer ou tout près de ses terres à elle ? Sir de Corbenic était jeune. Affreusement jeune. Il n’avait rien de dissuasif ou d’impressionnant. Grand comme l’étaient les hommes, fort comme peut l’être un adolescent. Le chevalier devait avoir son âge. Néanmoins, si rien ne s’exprima aux yeux d’Eve sur le physique de son escorte, ses yeux absorbaient bien la lumière, l’éclairant de la lueur des saints. Eve réarrangea son voile et emboita la marche sans un mot.

Sur le chemin, la jeune fille ne se retournait pas sur son accompagnateur. Ne lui parlait pas. Eve devait aller à la cathédrale de Camelot mais elle préféra faire un détour par le marché. La place grouillait de mendiants et de paysans. Les bourgeois semblaient venir de la campagne profonde et la princesse baissait les yeux, intimidée par les laboureurs bourrus qui levaient le menton pour s’essayer à apercevoir un visage derrière la toile fine d’Eve. Se sentant soudain mal, elle ralentit le pas pour inciter le chevalier à marcher à ses côtés. Il faisait aussi frais que l’hiver devait l’être mais le soleil tapait fort sur le charbon de son voile. La tête lui tournait et le mouvement vague et désordonné des passants accélérait son mal et son corset lui semblait plus étouffant qu’à l’habitude. Elle chuchota quelque chose à l’oreille d’une servante.

Ma maitresse demande à se reposer en lieu calme avant de rendre visite au cardinal. Elle assure que ce ne sera que le temps de reprendre son souffle.

Eve se contenta de continuer à marcher sans poser le regard sur le jeune homme. Elle rougissait de demander une telle faveur et entendre sa servante prononcer ses propres paroles lui serrait le cœur d’angoisse.